PROLOGUE
Repu et fourbu, Bill Ketter sortit du restoroute de la Petromo, à Springfields, Missouri. Il avait englouti un demi-poulet rôti, de la purée de pommes de terre accompagnée de sauce, un épi de maïs, ainsi qu’une part de tarte au citron meringuée. Il regagna en boitant son camion garé dans le parc de stationnement, à l’arrière du restoroute. Sa jambe gauche mesurait trois millimètres de moins que la droite. D’ordinaire, sa démarche décidée dissimulait ce léger défaut, mais lorsqu’il était fatigué, on remarquait qu’il boitait. Bill se hissa dans la cabine de son trente-cinq tonnes et referma la portière derrière lui. Il s’apprêtait à prendre les quelques heures de repos dont il avait terriblement besoin, quand il entendit un coup frappé à la portière. À vrai dire, c’était ce qu’il attendait.
La route depuis la Californie jusqu’à l’Illinois avait été longue et, à présent, Bill rentrait avec un chargement de meubles. En dehors de cette livraison à effectuer, il n’arrivait pas à trouver une raison valable de revenir chez lui. Sa femme, A. J., l’avait plaqué six mois auparavant, en emmenant leurs trois enfants. Plusieurs fois déjà, elle l’avait plaqué, et toujours pour le même motif : elle ne supportait plus de vivre avec un homme qui gagnait sa vie en passant presque tout son temps sur les routes pour livrer n’importe quelle marchandise. Bien sûr, il ne consacrait guère de temps à sa femme et à ses enfants. N’empêche qu’elle était toujours revenue au bout de deux ou trois semaines, de deux mois, à tout casser.
Mais pas cette fois-ci. Bill avait mis un certain temps pour comprendre qu’elle ne reviendrait plus. Il avait le moral à zéro, se sentait seul et rejeté.
Admets-le ! se dit-il. Tu bandes. Tu as besoin d’une femme.
Ce coup frappé à sa portière le rendit aussi heureux qu’un sourd retrouvant l’ouïe.
Plus tôt au cours de la soirée, lorsqu’il s’était arrêté à ce restoroute, ce signal-là lui avait trotté dans la tête. Il savait qu’il avait besoin d’une bonne occasion pour ne plus penser sans arrêt à sa femme. Alors, pourquoi pas un lézard de nuit ? C’est ainsi que les routiers appellent ces filles qui arpentent les parkings à la recherche de chauffeurs solitaires, pour se faire un peu de blé. Il éprouva cependant un violent sentiment de culpabilité car il trouvait que c’était une infidélité, un adultère… Une trahison. D’un autre côté, il était évident qu’A. J. était partie pour de bon, et Bill avait l’impression d’avoir le cœur en lambeaux. Il avait besoin d’un baume.
— Ouais ? cria-t-il en se redressant sur les genoux, un pan de sa chemise sorti de son pantalon à moitié déboutonné.
— Euuuh… tu… euh… t’as envie d’un peu de compagnie ?
Une voix de gonzesse, frémissante et timide.
— Un instant !
Bill se faufila entre les deux sièges de la cabine, tout en palpant sa poche-revolver pour vérifier que son portefeuille était bien là. Il ouvrit la portière, côté conducteur. Du haut de son perchoir, il regarda la fille, éclairée par la lueur blafarde des lampes à mercure du parc de stationnement.
— Nom de Dieu, mon chou… murmura-t-il.
La fille levait vers lui ses yeux immenses et secs bordés de deux cernes gris et boursouflés. Elle devait avoir dans les dix-huit, dix-neuf ans, mais paraissait plus âgée de quelques années. Ses joues blêmes avaient été comme aspirées sous les pommettes en lame de couteau. Et ses cheveux blond filasse tombaient en mèches raides dans son dos. Elle était affublée d’un atroce blouson vert olive, trois fois trop grand pour sa carrure maigre et osseuse. Évidemment, son jean était plein de trous. Elle tremblait comme une feuille, malgré la douceur de cette nuit printanière, et serrait ses bras contre sa poitrine, comme si elle avait froid.
Bill comprit aussitôt que la bagatelle était hors de question. Même si elle était un lézard de nuit – il la soupçonnait surtout d’être une camée en manque –, cela sautait aux yeux qu’elle n’avait plus assez d’énergie pour baiser.
Il ouvrit la portière en grand et sauta à terre.
— Ça va, ma jolie ?
— Eh bien, je me demandais si… euh… tu sais, si t’aimerais avoir… un peu de compagnie…
— Ouais, mais toi, on dirait que c’est plutôt la compagnie d’un médecin qu’il te faut. Tu es sûre que ça va ?
Elle baissa la tête et eut un rire forcé.
— C’est que j’ai… sacrément la dalle. (Puis, le regardant de nouveau :) Nous… euh… nous sommes tombés en panne. On est restés le bec dans l’eau pendant longtemps et on n’avait rien à bouffer et…
Elle haussa les épaules, les bras toujours serrés autour de son buste.
— T’as faim, c’est ça ?
Elle acquiesça d’un hochement de tête.
Oubliant tout à coup le sexe, Bill repensa à sa fille aînée… et à sa femme. Personne d’autre que lui ne l’appelait A. J. Il trouvait ce surnom très tendre. Il se propulsa dans son camion et tendit la main à la fille.
— Allez, monte. J’ai quelques trucs à grignoter. O.K. ?
Elle fit oui de la tête, prit sa main et se laissa hisser dans la cabine. Elle ne pesait rien.
— Ce n’est pas grand-chose, ajouta-t-il. Des chips, un peu de viande boucanée et deux ou trois beignets. Comme tu ne m’as pas l’air du genre à faire la fine bouche…
Elle s’installa derrière le volant sans le quitter des yeux.
— Alors, comme ça, vous êtes tombés en panne ? demanda-t-il en cherchant dans la boîte à gants la viande boucanée qu’il gardait toujours là.
— A cent bornes environ, au sud.
— Camion ? Voiture ?
— Camion.
— Hum.
Il lui tendit le morceau de viande.
La fille le tenait dans sa main en le reluquant, comme si elle n’en avait jamais vu.
— Les chips sont là-haut, expliqua-t-il en désignant d’un signe de tête la couchette.
Bill se glissa entre les deux sièges et monta sur la couchette. Il chercha à tâtons un de ses sachets de chips, l’agrippa dans un bruit de papier froissé. Il reculait à quatre pattes quand il entendit un cliquetis familier : le bruit d’une cassette que l’on enclenche dans son lecteur. C’était une chanson mélancolique des Judds. Bill allait redescendre de sa couchette, mais la fille y grimpa à son tour, s’avançant vers lui à quatre pattes.
— Euh… t’as pas aimé cette viande boucanée ?
— Peut-être plus tard, répondit-elle dans un souffle.
Elle s’assit sur le matelas. Son visage effleurait celui de Bill et ses yeux paraissaient au moins trois fois plus grands qu’à l’instant précédent. On aurait dit des pièces de monnaie rutilantes, parsemées de petits points… rouges… argent ? Difficile à dire. Ces points ne cessaient de changer de couleur, de clignoter, de s’éteindre et de se rallumer. Ses lèvres étaient toutes sèches et fendillées, et puis sa peau, vue d’aussi près, semblait s’écailler. Elle avait certainement été très mignonne avant de prendre cette saloperie de dope, de faire la route et de se laisser aller ainsi à la dérive. Elle redeviendrait sans doute mignonne après quelques repas copieux, un bain chaud et des fringues correctes.
— Mais je croyais que t’avais faim ! fit Bill, surpris par la douceur de sa propre voix.
— Eh ben… En fait, j’ai vachement soif. J’ai la bouche toute sèche.
— Ah ! Bon ! D’accord. J’ai un jerricane plein d’eau et du jus de canneberge. Et je crois qu’il me reste un peu de Seven-Up.
Il écarta le sachet de chips et se mit à chercher les cannettes de soda tiède.
— Ça peut attendre, murmura-t-elle en lui touchant le bras.
— Hein ? (Il se retourna vers elle.) Mais moi, je croyais que tu avais soif…
Elle posa une main sur la joue de Bill, s’approcha encore. Les paillettes dans ses yeux l’attiraient comme un aimant.
— Je me sens seule, moi aussi, tu sais.
Bill regarda la fille un long moment. Elle releva une mèche de ses cheveux sales, mais il ne le remarqua même pas. Il avait oublié ses joues creuses et sa pâleur malsaine. Il ne voyait plus qu’une chose : ses yeux. Des yeux surprenants et… d’une manière étrange… de très beaux yeux. Les paillettes s’enflammèrent comme des braises mourantes qui rougeoient brusquement à cause d’un souffle d’air.
— Tu vois ce que je veux dire ? demanda-t-elle d’une voix de velours. Seule…
Perdu dans la contemplation des paillettes rouges, cuivre et argent qui tourbillonnaient, Bill mit un certain temps à retrouver sa langue.
— M… mouais. Je… je… ouais… je crois.
— Ne te tracasse pas pour ça. (Ses lèvres effleurèrent celles de Bill aussi doucement que des ailes de papillon.) Je mangerai. (Elle enfouit les doigts dans les cheveux de Bill, attira son visage contre le sien et lécha du bout de la langue la ligne de son menton.) Plus tard !
En s’écartant, elle fit glisser son blouson sur ses épaules et commença à déboutonner son chemisier bleu ciel, l’air coquin.
Elle avait changé, aurait-on dit. Ses yeux étaient plus brillants encore. Et il y avait sur son visage quelque chose, une sorte de vitalité, qui n’y était pas l’instant d’avant.
Bill déboutonna machinalement sa chemise en se forçant à ne penser ni à sa femme ni aux mômes. Après tout, il était seul, et il méritait bien de passer un bon moment. A. J. ne s’attendait tout de même pas à ce qu’il lui reste fidèle après six longs mois de solitude. Sans compter qu’en dépit d’innombrables occasions, il ne l’avait jamais trompée depuis le jour de leur mariage… Et pourtant, elle l’avait plaqué ! Toutefois, Bill avait beau faire, il ne pensait qu’à sa femme, rongé par la culpabilité, jusqu’à ce que…
… Le chemisier de la fille s’ouvre, révélant de petits seins blancs avec des tétons de couleur chocolat magnifiquement dressés. Elle glissa une main sous la chemise de Bill, lui caressa le torse, l’estomac, puis tripota son ceinturon tout en le poussant pour qu’il s’allonge.
Le fric, songea-t-il, à l’instant même où elle lui retirait sa chemise. Elle n’a même pas parlé de fric… ni même dit son nom… et elle avait l’air si mal en point il y a à peine cinq minutes…
Mais les caresses de la fille lui firent tout oublier. À cheval sur lui, elle couvrit son torse de baisers et suça ses tétons entre ses dents, puis s’arrêta un moment pour écouter les battements de son cœur. Il tremblait. Tout à coup, Bill sentit les ongles de la fille s’enfoncer dans ses flancs, tandis qu’elle fermait les yeux. Le bout de sa langue brillait entre ses lèvres serrées, et elle s’allongea sur lui, pressant son Mont de Vénus contre son sexe. Elle se mit à bouger, lentement d’abord, plus durement ensuite et de plus en plus vite, l’écrasant tout en laissant percer de longs râles de plaisir. Il banda instantanément.
Vite, la fille déboucla le ceinturon de Bill, arracha son jean en entraînant ses bottes, jeta le tout par terre, puis se mit toute nue. Elle rampa sur son corps comme une chatte triomphante ; le regard cloué sur le renflement de son slip. Elle le mordilla à travers le coton et Bill frétilla comme un poisson hors de l’eau.
Il ne pensait plus à rien maintenant, ni à A. J., ni à son boulot ni à ce qu’il allait faire sans sa famille. A rien… Une seule chose comptait : cette bouche chaude et humide sur sa queue… cette peau satinée et étrangement froide contre son corps…
Soudain, elle effectua un mouvement brusque qui le fit sursauter. Baissant les yeux, il la vit retirer d’un geste vif son slip en coton blanc. Le slip resta un moment pendu entre ses dents, puis elle le jeta sur le matelas et engloutit aussi sec son sexe dans sa bouche. À présent, elle baissait et relevait rapidement la tête tout en tenant ses couilles dans le nid douillet de sa main et en taquinant d’un doigt son rectum.
Bill gémit et s’agrippa aux couvertures.
Les Judds chantaient à présent la chanson favorite d’A. J… mais Bill ne l’entendait même plus. Il était au septième ciel. Avec sa bouche délicieusement humide, la fille lui faisait toutes sortes de trucs merveilleux.
Enfin, elle le chevaucha, buste dressé puis, se penchant vers lui, prit son visage entre ses mains et l’embrassa… Se cramponnant à ses épaules, elle lui mordit l’oreille… la joue… puis très brusquement, le cou. Cette fois, Bill eut mal, mais une seconde seulement.
Ensuite, il se passa quelque chose qui lui fit perdre complètement la boule. La chatte de la fille se referma étroitement autour de sa queue, la pressant comme dans un poing, et elle se mit à gémir – non… non, c’était presque un grognement sourd – alors qu’elle suçait et suçait avec une folle ardeur son cou, tout en traçant des sillons avec ses ongles le long de ses bras. Ces trois sensations réunies – la chatte humide, le griffement des ongles, les dents et la langue sur le cou, tandis qu’elle continuait à le sucer avec voracité – lui furent presque insupportables. Bill se mit à hoqueter comme un homme qui suffoque. Il voulut l’écarter pour qu’elle ralentisse un peu, mais ses mains tremblèrent violemment et ses bras retombèrent avec mollesse sur le matelas, comme il bredouillait :
— Me-mon Diieu, mon Dii-Diiieu…
L’extase de Bill allait crescendo, et ses propres coups de reins se firent plus violents et plus rapides. La fille faisait de drôles de bruits juste sous son oreille… Des bruits pâteux, sourds, des sons gélatineux… Puis…
Son camion se mit à tanguer. Ou du moins, Bill en avait l’impression. Il ne semblait ni avancer ni reculer, mais… tourner en rond. Lentement, comme un manège qui se met en marche. Bill se retint au matelas et essaya de s’asseoir, mais pas moyen de soulever le buste. Il essaya alors d’écarter la fille tout en marmonnant des incohérences. Elle ne parut même pas le remarquer. Au contraire, elle se démenait toujours plus sans marquer la moindre seconde de répit et ses gémissements devinrent plus forts, plus intenses, accompagnés de bruits de déglutition et d’un bourdonnement extatique : hummm-miam, hummm-miiiam, miiam…
Bill rouvrit les yeux et découvrit qu’en fait, ce n’était pas le camion qui remuait, mais la couchette. Elle tournoyait de plus en plus vite, tandis que la chanson des Judds devenait de moins en moins audible, comme si quelqu’un baissait lentement le volume du son.
Jusqu’aux gémissements de la fille qui diminuaient d’intensité. Bill n’avait plus conscience que du va-et-vient de sa queue dans le nid froid et humide de la fille. Il percevait encore le rugissement de son propre souffle dans ses tympans, semblable à celui de l’océan, ainsi que les martèlements affolés de son cœur.
Ses bras battirent dans le vide, il voulut parler, lui demander d’arrêter, car quelque chose n’allait pas. C’était grave. Malheureusement, il fut incapable de prononcer un mot ; une étrange faiblesse l’écrasait.
En revanche, la fille manifestait de plus en plus d’ardeur. Elle était carrément frénétique. Ses ongles étaient plantés dans sa chair comme des serres en acier.
Bill crut qu’il allait avoir une crise cardiaque. Il avait de plus en plus froid, se sentait de plus en plus faible. Ce qu’il entrevoyait dans la couchette obscure se brouilla, puis s’effaça, et bientôt il n’entendit plus les battements de son cœur.
De deux choses l’une, ou bien cette fille se fichait éperdument de sa détresse, ou bien elle ne la remarquait même pas.
Soudain, il ne vit plus rien du tout.
Puis il cessa de bouger.
Et il sombra en silence dans le coma…
Bill émergea avec une lenteur atroce des ténèbres totales d’un sommeil ressemblant à la mort. Il s’habitua à la semi-obscurité de sa couchette, vaguement éclairée par les lampes du parking. Mais cette lueur, aussi faible soit-elle, lui était insupportable, comme si on lui avait enfoncé sous les paupières des aiguilles chauffées à blanc. Il protégea ses yeux d’une main et parvint à s’asseoir en poussant une espèce de gargouillement.
Tout son corps tremblait comme sous l’effet d’une phénoménale gueule de bois. Un liquide visqueux et fétide lui emplissait la bouche et, aux coins de ses yeux à vif, il y avait des sortes de croûtes purulentes. La chair de poule se propagea sur tout son corps comme une armée de fourmis, et il arrondit les épaules, secoué d’un frisson. Il essaya de rouvrir les yeux, lentement cette fois-ci.
Il était seul dans sa couchette, ce qui n’avait rien d’insolite. Mais pourtant, il y avait bel et bien une chose… insolite. Il regarda autour de lui, se frottant le visage de ses mains tremblantes. La seule compagnie qu’il tolérait dans son camion était celle d’A. J. Seulement, elle n’avait pas fait un voyage avec lui depuis… ma foi, des années. Alors pourquoi lui semblait-il si bizarre que…
A. J. est partie, souffla une petite voix dans son cerveau en compote.
Se rappelant soudain que sa femme l’avait abandonné, le sang se mit à marteler son crâne. Il se massa les tempes, ferma les yeux de toutes ses forces et serra les dents pour lutter contre son chagrin.
Oui, A. J. était partie, mais quelqu’un d’autre aussi l’avait quitté, il en était certain. Mais qui ?
La fille, pardi ! se dit-il en rouvrant les yeux.
Les paupières mi-closes, Bill consulta le réveil digital du tableau de bord. 4 h 40 du matin ; presque huit heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait laissé monter cette inconnue dans son bahut. Cherchant à tâtons son pantalon, Bill tomba sur son portefeuille. Il était ouvert. Il l’amena à hauteur de ses yeux, fouillant les poches avec ses doigts.
Il n’y avait plus ni argent ni carte de crédit.
Bill laissa tomber son portefeuille, saisit son pantalon et redescendit difficilement dans la cabine. Il enfila son jean en luttant contre le vertige qui lui faisait tourner la tête. Il voulut sortir mais se pétrifia brusquement. Son auto-cassette avait disparu, ainsi que le petit poste de télé qu’il posait toujours sur le siège du passager.
— La salope ! bredouilla-t-il, en se cramponnant au siège pour garder son équilibre.
Il ouvrit la porte du côté passager et commença à descendre prudemment, mais le macadam noir vola à sa rencontre et le heurta dans un fracas de tonnerre. Il se redressa à quatre pattes en gémissant, son cerveau menaçant d’exploser sous la violence des martèlements. Les bruits qui retentissaient dans le parking déchiraient ses tympans comme des éclats acérés d’acier. Torse nu, il s’accroupit sur la chaussée et, à travers ses yeux troubles et douloureux, regarda autour de lui.
Tels des chats géants, les moteurs des poids lourds ronronnaient. On sentait le diesel, mais il flottait aussi une odeur de bouse de vache. Le camion garé à côté du sien transportait des bestiaux. Des phares s’allumèrent soudain et l’aveuglèrent. Il sentit le macadam vibrer sous ses mains nues quand les immenses pneus se mirent à rouler.
Bill tomba sur le côté et replia les genoux contre sa poitrine. Quelque chose clochait. Oui, ça se passait très mal… Il était malade, très malade… Il avait besoin d’aide, il avait besoin…
Son estomac se crispa et il se mit à vomir. Son dîner atterrit sur la chaussée en gros grumeaux gélatineux, non digérés et puants.
Une fois ses tripes calmées, Bill s’assit et observa à travers ses yeux vitreux l’allée séparant les camions parqués face à lui. Le moteur de l’un de ces camions était en marche, ses phares allumés. Pour se protéger de leur éclat douloureux, Bill plissa les yeux sans les fermer totalement, car il y avait quelque chose qui se déplaçait dans la lumière de ces phares… quelqu’un…
Bill redressa le buste et tendit le cou, malgré ses haut-le-cœur.
Une silhouette mince s’arrêta devant l’un des phares. Elle se pencha un peu pour allumer une clope, puis renversa la tête en arrière, exhala la fumée et…
Bill crut recevoir une flèche en pleine poitrine.
Il venait de reconnaître la silhouette : ces courbes qui se découpaient dans les phares, cette allure déglinguée et ces cheveux raides qui tombaient dans le dos…
— Viens ! cria un homme. Mais qu’est-ce que tu fous ? T’imagine que j’ai toute la nuit ?
— J’arrive, O.K. !
Bill se leva péniblement, s’efforçant d’ignorer le vertige qui faisait tournoyer sous ses pieds le macadam dans toutes les directions. Il s’approcha d’un pas chancelant de la fille qui se tenait devant le camion dont le moteur tournait au ralenti.
— Hé ! cria-t-il d’une voix pâteuse. Hé ! ho ! Toi, là ! TOI !
La fille se raidit, se tourna vers lui, puis détala.
Bill tomba sur ses genoux entre les deux rangées de camions endormis. Il voulut suivre la fille du regard, mais un soudain éclair de lumière blanche l’éblouit alors que le mugissement du klaxon d’un camion hurlait dans la nuit Bill rampa frénétiquement à l’écart de la chaussée, vit les énormes pneus d’un poids lourd passer à quelques centimètres de lui, puis il fila à quatre pattes vers le camion éclairé en plantant ses ongles dans le macadam. Soudain, sa tête heurta une grosse jambe toute raide.
Bill leva le nez.
Un type, poings sur les hanches, la bedaine débordant de son ceinturon, le contemplait d’un œil noir.
— Bon Dieu, mais qu’est-ce que tu fous ?
— J’étais… je… Il y a…
— Dégage, sale ivrrrogne !
Le type balança un coup de pied dans l’épaule de Bill qui dingua sur la chaussée. Il se releva juste à temps pour voir l’homme disparaître derrière son engin.
Se cramponnant au pare-chocs du camion, Bill se releva et longea le véhicule tout en s’appuyant contre la remorque. Il entendit l’autre vociférer.
— … Bordel, combien de fois faudra-t’y que j’te dise que j’ai pas toute la nuit pour t’attendre ! Je m’en branle qu’tu sois…
Bill contourna l’arrière du camion et découvrit le même type, planté devant la portière ouverte, beuglant dans la trouée noire de la cabine. Le type se raidit. Il tourna brusquement la tête vers Bill et ses lèvres se retroussèrent en un rictus. Hideux. Il avait un corps incroyablement obèse, surmonté d’un visage énorme et bouffi. Ses cheveux noirs et graisseux tombaient sur ses oreilles en feuilles de chou. Quant à ses dents, du moins le peu qu’il lui restait, elles étaient jaunies par la nicotine.
— Qu’est-ce que tu veux, bon Dieu ? grogna le type.
— La fille, hoqueta Bill en se retenant à la remorque. La fille qui se trouvait … juste… devant le camion…
— Mais quelle fille ?
— La fille… Celle que tu…
Le type claqua la portière, la verrouilla, puis se tourna face à Bill.
— J’sais pas de quoi tu causes.
Emporté par un nouveau vertige, Bill vacilla, glissa le long de la remorque, puis atterrit sur un genou tout en répondant d’une voix d’asthmatique :
— Non, non, non… La fille… je l’ai vue… Elle a volé meu-mon…
Plaquant sa pogne charnue sur l’épaule de Bill, le type l’écarta de son bahut en grommelant :
— Va roupiller, mon pote !
Il plaqua Bill contre le camion garé à côté du sien et avança vers sa cabine.
Se redressant tant bien que mal, Bill le suivit.
— N… on ! hoqueta-t-il, le souffle coupé. Non, non ! Attends ! S’il te plaît ! Tu lui as parlé y a un… un instant, tu… tu étais…
Le type pivota d’un bloc. Bill se pétrifia. Les lèvres de l’obèse se retroussèrent sur ses dents sales. Sa langue frétillait comme celle d’un serpent. Il avait des yeux minuscules et noirs, perdus dans la graisse comme ceux d’un porc. Il gratta son énorme bedaine à travers sa chemise grise dont la crasse raidissait le tissu.
— Tu sais quoi ? fit l’obèse d’une voix évoquant des chiottes engorgées. Tu dégages ou je t’étripe.
Bill voulut reculer mais il ne put que s’écrouler sur ses genoux. Il était de plus en plus faible et saisi de vertiges.
L’obèse rouvrit la porte de sa cabine et s’installa derrière le volant. Un instant plus tard, il passait la première, et le semi-remorque sortit lentement du parc de stationnement.
C’était un poids lourd noir ; noir comme du jais, un Peterbilt 1980. Son moteur Cat 1693 rugissait comme un volcan. Une puissance phénoménale pour tracter la remorque blanche frigorifique sur laquelle était inscrit en lettres noires larsey bros. trucking.
Bill se releva en gémissant et avança d’un pas vacillant. L’engin s’éloignait lentement du parking. Entre ses paupières mi-closes, il voulut déchiffrer la plaque d’immatriculation. En vain. Sa vision était trop trouble et son estomac se révoltait encore. Se tenant le ventre à deux mains, il se pencha pour vomir. Puis il repartit vers son camion, les jambes flageolantes, avant de s’écrouler encore une fois, recroquevillé en chien de fusil, ne vomissant plus que de la bile.
— Hé… Ça va ?
À travers ses larmes, Bill entrevit un gamin à la frimousse pleine de taches de rousseur et aux cheveux de feu. Il portait une chemise bleu pâle et un pantalon noir, l’uniforme des vendeurs de la boutique du restoroute.
— Euh… T’as… t’as pas l’air en forme, mec.
Bill était effrayé. Il se sentait vraiment très mal, en effet et, surtout, il ignorait de quoi il souffrait. Toutefois, son intuition lui soufflait de n’en parler à personne… du moins pour le moment.
— Ççç…a va bien, hoqueta-t-il en se relevant. Ça… va vre-vraiment très bien.
— T’es sûr ? Tu es blanc comme un mort. J’peux appeler quelqu’un si…
— Ne… ne… non… J’t’assure, j’vais bien. (Bill eut un semblant de sourire.) Juste… la nausée… La nausée.
— Oh ! merde. Ça vous pompe, un truc comme ça. Mais tu sais, il y a des médicaments pour l’estomac dans la boutique si tu… Doux Jésus ! Mais bon sang, t’as vu ton cou ?
— Mon… mon…
Bill baissa les yeux. Les poils de sa poitrine étaient emmêlés et poisseux. Un truc dégoulinait de son cou. Il porta quatre doigts à sa mâchoire… puis un peu plus bas et… sentit un filet de sang s’écouler par deux petits trous.
— Mais qu’est-ce… qu’est-ce qu’elle m’a fait ?
— Qui ? quoi ?
— Cette… fille. (Bill désigna son Kenworth bleu.) Elle est venue me voir… (Il désigna l’emplacement vide où le Peterbilt noir avait été garé.) Elle se trouvait là… elle a dit qu’elle était… (Il toucha de nouveau son cou. La plaie était à vif et cela le fit grimacer.) Elle m’a mordu, ajouta-t-il dans un souffle.
— Eh bien… euh… je… tu… (Le gamin regardait à présent Bill d’un air bizarre, en se dandinant d’un pied sur l’autre.) J’sais rien de cette fille, m’sieur. On les laisse pas entrer ici, ces nanas, si tu vois ce que j’veux dire ? Mais si tu veux, j’peux appeler un flic. On a des vigiles, ici. J’peux prévenir quelqu’un…
— Non ! fit Bill, en palpant toujours son cou en sang. Non… ça… ça ira.
Il repartit d’un pas mal assuré vers son camion, et quand il regarda derrière lui, le gamin avait déjà disparu. Le seul fait d’ouvrir la portière lui coûta un effort surhumain. Il resta un moment planté au pied de son Kenworth, tapotant sa blessure, l’ouïe alertée par… un bruit… un bruit…
Ce n’était pas un autre camion. Non, cela ne ressemblait pas du tout au ronronnement d’un moteur… En fait, c’était très près de lui…
Il grimpa dans la cabine, claqua la porte et resta assis derrière le volant pendant plusieurs minutes en respirant lentement et à fond. La tempête qui faisait rage dans son estomac finit par se calmer. Il ressentit alors un grand creux, mais ça lui parut étrange. Ce n’était pas tout à fait une sensation de faim, ni tout à fait une sensation de soif, et pourtant…
Il trouva le morceau de viande boucanée que la fille avait laissé intact et le porta à sa bouche. A l’instant où il allait mordre à pleines dents, il eut un violent haut-le-cœur et dut respirer très vite pour ne pas vomir une nouvelle fois.
De l’eau. De l’eau lui ferait du bien. Il dénicha le jerricane, le porta à ses lèvres, but à grosses goulées mais… sa gorge se serra, et il recracha toute l’eau sur le pare-brise et sur le tableau de bord. Il toussa, hoqueta pendant un temps qui lui parut une éternité puis reposa le jerricane.
Voilà qu’il entendait encore le même bruit… tout près… impossible à identifier.
Il baissa la vitre et inspira à pleins poumons, la tête mollement penchée à l’extérieur. Le bruit s’amplifia.
Il releva la tête… plissa les yeux…
On aurait dit une cavalcade… un martèlement… presque un battement de cœur.
Il tourna lentement la tête vers l’engin garé à côté du sien. Sur sa gauche, il y avait le semi-remorque qui transportait des bestiaux et dégageait une forte odeur de bouse de vache. Malgré la faible lumière, il entrevit les mouvements des bêtes à travers les trous de ventilation qui couraient le long de la remorque.
À sa grande surprise, il entendit même leurs souffles.
Et le martèlement continuait.
Autoroute Ouest 40, à la sortie ouest de Williams, Arizona…
Il était cinq heures du matin, en ce jour de Noël, et il n’y avait pas un chat dehors. Les feux de position d’un camion garé sur le bas-côté de l’autoroute luisaient d’un faible éclat, comme un fantôme solitaire dans la nuit froide et noire. Dans son abri en tôle, l’agent Larry Hauff, de la Police de la route d’Arizona, était assis devant un radiateur portable qui grinçait en chauffant. Les pieds posés sur une table bancale, il lisait un article du Weekly World News selon lequel la momie d’un pharaon exposé dans un musée du Caire continuait à avoir régulièrement des érections. Le policier pouffa de rire, but une gorgée du café amer qu’il conservait au chaud dans sa Thermos, puis reprit sa lecture.
La nuit avait été interminable et glaciale. Mais Larry savait que le froid allait empirer. Tous les bulletins météo avaient annoncé un mauvais coup de blizzard.
Soudain, il entendit un moteur ralentir. En tournant la tête, il aperçut un Kenworth bleu qui s’engageait sur le bas-côté de la route. Il n’avait pas de remorque. Rien que le véhicule tracteur, trapu et comme tronçonné. Larry se leva, entrouvrit la porte et se faufila hors de son abri. Assailli par le froid mordant, il resserra son manteau autour de lui. Le Kenworth s’était arrêté. Le conducteur descendit à terre en laissant son moteur tourner au ralenti et se dirigea vers Larry.
Le camionneur était un homme mince, de taille moyenne, et marchait en se déhanchant. Au début, Larry crut qu’il avait bu, puis il comprit vite qu’en fait, il boitait légèrement.
— Salut ! cria Larry. (Son haleine forma un petit nuage de vapeur devant son visage.) Je peux vous aider ?
Le visage masqué par l’obscurité, le camionneur s’avança. Ses bottes crissaient sur les flaques qui avaient gelé au cours de la nuit. Ses mains étaient glissées au fond des poches arrière de son pantalon, si bien que ses coudes saillaient comme deux anses. Il ne portait pas de manteau.
— Je l’espère bien, fit-il en s’avançant dans la nappe de lumière projetée par la lampe de l’abri.
Larry sursauta. Le visage de cet individu était jaune comme un vieil os, et ses yeux se perdaient au fond de leurs orbites cerclées de noir.
— J’ai perdu mon collègue en cours de route et je me demandais s’il n’était pas passé par ici.
— Ton collègue ?
Larry eut soudain très froid : il croisa avec force les bras sur son large poitrail. Ce type n’était pas dans son assiette. Il était malade… ou drogué, peut-être.
— Eh bien, il conduisait quoi, ton collègue ?
La vapeur que dégagea Larry en parlant brouilla un instant le visage du camionneur, accentuant son air patibulaire.
— Un Peterbilt noir, avec un long capot. Une remorque blanche avec Carsey Brothers Trucking inscrit sur le côté.
Larry eut la chair de poule. Il y avait un truc qui clochait… un truc pas net…
— Euh… ouais. Ouais, en fait, il est passé par ici. Il y a une heure environ, une heure et demie au maximum. Il roulait très lentement. C’est pour ça que je m’en souviens, ouais. Mais de toute façon, je n’aurais pas pu l’oublier. Il transportait… (La gorge de Larry devint toute sèche. Il ne pouvait plus déglutir.) Des cercueils. Et une sacrée quantité avec ça… Drôles de trucs à trimbaler pour la Noël, tu trouves pas ?
Larry eut un petit rire nerveux, avant de branler du chef d’un air songeur.
— Ouais… des cercueils… Ouais, c’est bien lui.
Larry fronça les sourcils. Ce type semblait découvrir l’information, comme s’il avait ignoré que son collègue transportait des cercueils, comme si cela avait été important. Mais il y avait surtout un autre détail… un détail qui fit se ratatiner le scrotum de Larry jusqu’à la taille d’une noisette.
Quand ce camionneur avait parlé, aucun nuage de vapeur ne s’était formé dans l’air glacial.
— Tu as dû le perdre il y a un bon bout de temps, s’il te devance de plus d’une heure, observa le policier.
— Oui, mais en fait, on a été séparés. À combien de kilomètres se trouve la prochaine aire de repos, vous le savez ?
Médusé, Larry pencha la tête de côté : pas de vapeur, pas de petits nuages floconneux et blancs sortant de la bouche du type.
— La prochaine aire de repos… ? Euh… 90 bornes. Cent, peut-être plus. Mais… hum… dis-moi, mon vieux, t’es pas gelé ?
— Le chauffage de mon camion marchait à fond.
— Ah ! C’est que t’as l’air… tu sais, t’as pas l’air en forme, sans vouloir te vexer. Je crois que ce serait une bonne idée de faire une pause, et que tu ne reprennes pas le volant tout de suite. J’ai un peu de café chaud dans l’abri…
— Non, faut que j’y aille. Mais merci quand même.
Le camionneur allait tourner les talons.
— Franchement, insista Larry d’une voix qu’il voulait autoritaire mais qui ne l’était pas vraiment, je parle sérieusement. (Son estomac se contractait nerveusement.) A mon avis, tu ne devrais pas conduire.
Le camionneur fit face à Larry, avança d’un pas… d’un deuxième pas… d’un troisième, et se retrouva soudain en pleine lumière. Larry put alors voir nettement ses yeux. Les siens s’écarquillèrent et devinrent larmoyants. Il contemplait en vérité deux abîmes.
— Mais je vais bien, vraiment, reprit le camionneur d’une voix aussi moelleuse que de la neige fondue.
Sous le crâne de Larry retentit un écho comme dans un profond canyon :
Je vais bien, vraiment, bien, vraiment, bien bien vrai…
— Inutile d’insister.
Inutile d’insister, d’insister inutile.
— Je m’en vais maintenant.
… M’en vais maintenant, m’en vais, je, maintenant…
— Reprenez la lecture de votre journal.
… Journal, reprenez la lecture, journal, journal…
Le camionneur recula. Ses yeux se perdirent dans la nuit. Il lança à Larry un sourire sans desserrer les lèvres et hocha la tête, en ajoutant d’une voix cette fois normale :
— Ma foi, je ferais mieux de reprendre la route, si je veux rattraper mon collègue. Vous, restez bien au chaud.
Tremblant comme une feuille, Larry opina brusquement. Il passa la langue sur ses lèvres sèches pour tenter de rassembler assez de salive pour pouvoir parler. Mais, avant qu’il n’y parvienne, l’étrange individu était remonté dans son Kenworth… avait fait rugir son moteur et s’éloignait.
Trente secondes plus tard, Larry était de nouveau assis dans son abri. Il sirotait une tasse de café et lisait un article au sujet d’extraterrestres qui avaient kidnappé les supporters d’un club sportif. Il pouffa de rire en se disant pour la millième fois que cette nuit était décidément interminable….